Pourquoi nous n’avons pas financé votre changement d’échelle
Une synthèse en français de l’article du Standford Social Innovation Review, à lire en entier ici.
Cet article présente les problèmes courants identifiés par les financeurs lors de l’analyse des demandes de financement pour les projets de changement d’échelle des organisations à impact. L’objectif : permettre de comprendre plus précisément ce qu’attendent les bailleurs de fonds, et les éléments qui feront pencher la balance dans votre sens.
Le Centre pour la promotion de l’entrepreneuriat social (CASE1), qui finance des projets à impact positif, a étudié de près le processus de sélection des organisations qui soumettent des dossiers de demande de financement, en vue de l’essaimage de leur solution à impact social. Fort de cette expérience, et de leurs nombreuses collaborations avec les principaux bailleurs de fonds du secteur, le CASE a dressé une liste de questions auxquelles il est utile de répondre avant de soumettre une demande de financement.
1. Définissez précisément le problème que vous adressez
Le CASE a reçu par le passé de nombreuses demandes de financement portant sur des sujets globaux comme la faim ou le changement climatique. C’est à l’occasion de conversations avec l’entrepreneure sociale et conseillère en entreprise Ayla Schlosser que celle-ci nous a décrit la difficulté que certaines organisations rencontrent lorsqu’elles doivent définir la “partie” du problème qu’elle cible au sein d’une problématique plus macro :
“Si le changement climatique est le problème global, quelle partie du problème l’entreprise sociale ambitionne-t-elle de résoudre ? Le fait de pouvoir répondre clairement à cette question orientera vos décisions en matière de solutions, d’identification des goulots d’étranglement et des partenaires, et bien plus encore. »
Par exemple, lorsque ServeMinnesota, une organisation à but non lucratif basée aux États-Unis, a déposé sa candidature au prix Kirby pour développer son programme Math Corps, elle a commencé par souligner le problème général des inégalités en matière d’éducation, puis a démontré comment la réussite en mathématiques pouvait avoir un lien avec les résultats scolaires des individus, leurs revenus et leur carrière professionnelle. L’entreprise sociale a ensuite décrit la partie du problème qu’elle cherchait à adresser : les élèves issus de milieux marginalisés sont moins susceptibles d’avoir accès à du soutien supplémentaire en mathématiques, et le système éducatif ne prévoit pas de tutorat en mathématiques à l’ensemble des élèves qui en auraient besoin. Le programme Math Corps vise ainsi à combler cette lacune spécifique en offrant un soutien en mathématiques éprouvé et accessible, c’est-à-dire un tutorat gratuit intégré dans la journée scolaire des élèves.
Tout entrepreneur social sera sur la bonne voie lorsque, comme Math Corps, sa partie du problème sera fondée sur des preuves, qu’elle l’aidera à faire des compromis stratégiques et qu’elle lui permettra de quantifier le marché qu’il adresse.
2. Pensez votre stratégie de développement au-delà de la simple croissance
« Le changement d’échelle n’est pas déterminé par la taille ou le budget d’une organisation, mais par le changement qu’elle contribue à instaurer. » 2
Trop souvent, les candidats tentent de démontrer qu’ils pourront rapidement faire grandir leur organisation pour toucher davantage de bénéficiaires avec en toile de fond un problème qui est de plusieurs ordres de grandeur et qu’il leur est impossible à résoudre seul. Les candidats qui se distinguent sont ceux qui parlent des moyens pour changer d’échelle au-delà de la croissance organisationnelle.
Nouer des partenariats pour toucher plus de bénéficiaires, favoriser l’appropriation du problème par le gouvernement, faire en sorte que d’autres ONG répliquent votre concept, … pourrait amener des changements de comportement, créer de nouveaux marchés ou encore faire du plaidoyer pour un impact plus global. Les bailleurs de fonds veulent voir que vous avez réfléchi à des scénarios axés sur la maximisation de votre impact (vos objectifs) plutôt que sur la simple croissance économique de l’organisation (et que vous avez testé ces scénarios).
Par exemple, Healthy Learners, une organisation à but non lucratif, basée en Zambie, développe une solution pour pallier le manque de soins chez les enfants de plus de cinq ans. Son objectif : aménager des points d’accès aux soins là où les enfants se trouvent le plus souvent, c’est-à-dire les écoles. Dans sa demande de financement pour son changement d’échelle, l’organisation a fourni la preuve que son modèle de formation des enseignants en tant qu’agents de santé communautaires et que la mise en relation des écoles avec le système de santé permettaient d’obtenir de très bons résultats, tels que la réduction des retards de croissance.
3. Restez simple
Si votre modèle est trop complexe, il sera plus difficile de faire des économies d’échelle et donner envie à un autre porteur de projet de le répliquer.
L’organisation à but non lucratif Living Goods, qui vise à sauver des vies en soutenant les agents de santé communautaires en les dotant de moyens numériques, contrôlait de près ses agents lorsqu’il a fallu tester et itérer la solution. Mais lorsqu’il a fallu passer à la vitesse supérieure en s’alliant avec des partenaires et le gouvernement, l’organisation a dû apprendre à exercer moins de contrôle et à être flexible sur certains points. Pour avoir un modèle suffisamment simple à répliquer et accessible financièrement, Living Goods a dû définir les éléments non-négociables de son modèle : veiller à ce que les agents aient des compétences numériques, qu’ils soient payés et aient accès à des médicaments. Sur le reste, comme la volonté de certains de vendre d’autres produits pour augmenter leur revenu, Living Goods a dû se montrer flexible afin de s’adapter aux différents contextes locaux et à aux différents partenaires.
Il est ainsi important de définir les points non-négociables, nécessaires au bon fonctionnement de votre modèle, et les points sur lesquels vous pouvez faire des concessions et permettre des variations.
4. Démontrez que vous avez appris de vos expériences/erreurs
Les organisations qui changent d’échelle ont constaté que le chemin vers la réussite n’est pas linéaire. Il est sinueux et comporte de nouveaux défis qui obligent à s’adapter en cours de route. Questionner, améliorer, itérer et adapter sont clés lorsqu’on change d’échelle. Même si parler de ses échecs peut faire peur, il est primordial de montrer aux financeurs que vous avez conscience des difficultés rencontrées, de l’impact qu’elles ont eu sur votre modèle et que vous vous êtes adaptés.
Par exemple, Harambee Youth Employment Accelerator, une entreprise sud-africaine axée sur la lutte contre le chômage des jeunes défavorisés, a atteint tous ses objectifs au cours de sa première année d’activité au Rwanda, et a pris le temps de s’interroger sur les raisons de cette réussite : elle a demandé aux travailleurs de première ligne et aux bénéficiaires de l’aider à interpréter les résultats et données collectés. Conclusion : les personnes ayant trouvé un emploi grâce à Harambee ne rencontraient pas véritablement de problèmes dans leur recherche d’emploi, contrairement à la population que ciblait initialement Harambee, qui elle, rencontre davantage d’obstacles. Cela a entraîné des changements dans leur programme et dans les données que l’organisation suivait tout en démontrant qu’Harambee était dans une démarche d’apprentissage qui lui permet d’identifier et de s’adapter aux enjeux rencontrés à mesure que la solution change d’échelle.
Il est donc important d’interroger régulièrement ses données, de célébrer ses échecs et de passer d’un mode “je suis la donnée pour rendre des comptes” à “je suis la donnée pour apprendre et m’adapter”.
5. Sachez bien vous entourer
Chris Walker, ancien conseiller de Mercy Corps Ventures, a évoqué l’importance de s’entourer des bonnes personnes pour prendre les décisions, notamment concernant les investissements de l’organisation :
« Nous avons vu un B2B en changement d’échelle qui ne prévoyait pas le recrutement d’un responsable du développement commercial. Si seul le PDG se concentre sur le développement commercial, alors fort est à parier que les objectifs fixés seront difficilement atteints. Chaque entreprise a besoin d’un banc solide d’experts détenant les compétences pertinentes à la démarche de changement d’échelle envisagée. »
Les entrepreneurs à impact chevronnés mentionneront toujours de la place centrale qu’occupent les individus dans la réussite de leur changement d’échelle. Ella Gudwin, PDG de l’organisation à but non lucratif VisionSpring, précise : « Notre personnel, c’est ce que nous sommes”. Tout a commencé avec une « équipe réduite de “doers” (gens qui font) », mais au fur et à mesure de notre développement, le manque de talents s’est fait sentir. Lorsque l’entreprise a commencé à vendre de clientèle multiple (vente directe au consommateur, vente interentreprises), il est devenu essentiel d’embaucher des professionnels de la vente et du marketing plus expérimentés. Plus l’entreprise s’étendait à d’autres régions, plus le besoin de suivre les performances en temps réel de ses vendeurs et d’avoir un aperçu du côté opérationnel s’est fait sentir. C‘est alors qu’un directeur technique a été recruté. Le fait de reconnaître l’importance des talents et d’investir en eux a permis à VisionSpring de réussir son passage à l’échelle, notamment grâce à un don récent de 15 millions de dollars de MacKenzie Scott.
Lorsqu’une organisation déroule sa stratégie de changement d’échelle, il est important qu’elle évalue ses besoins actuels et futurs en matière de talents et qu’elle ait un plan clair pour aligner les compétences et l’expérience de son personnel sur sa stratégie. Aborder ce sujet dans vos demandes de financement montrent aux évaluateurs que vous aviez conscience de l’importance de la ressource humaine et que vous en faites une priorité.
6. Structurez votre budget
Il n’est pas rare que les organisations qui soumettent une demande de financement ne présentent clairement l’impact de leur solution mais pas leur situation économique. Il est pourtant essentiel d’être très au clair et honnête sur ce volet qui détermine la viabilité et durabilité de votre modèle. Quels sont vos principales sources de revenus et coûts aujourd’hui, et à quoi ressembleront-ils lorsque vous vous développerez ? Comment comptez-vous réduire ces coûts à mesure que votre organisation croît ? Comment les lieux de votre future implantation impacteront-ils vos coûts unitaires ?
En tant qu’évaluateurs, nous avons par exemple apprécié la façon dont l’équipe de Healthy Learners avait réfléchi très attentivement aux coûts de son modèle d’intervention dans les écoles, en passant d’un modèle pour des zones urbaines très denses en population à des zones rurales et reculées. L’organisation a admis que les dépenses et le nombre de personnes touchées seraient différents, mais que cela s’inscrivait dans le cadre du projet global. Comprendre les coûts unitaires et prévoir leur évolution au cours du changement d’échelle fait partie du voyage du changement d’échelle. Raconter l’histoire de l’impact sans « montrer l’argent », c’est s’exposer à un refus des financeurs.
7. Restez centrés sur le problème traité
Un des aspects auquel les financeurs sont particulièrement attentifs est la proximité ou lien entre l’équipe dirigeante et les bénéficiaires qu’elle cible. Si l’équipe dirigeante est trop éloignée des réalités associées au·x problème·s qu’elle adresse, cela risque de se refléter dans l’intervention et le suivi des performances. Il est essentiel de trouver le moyen de rester proche du problème à mesure que l’organisation change d’échelle pour vous assurer que vos solutions continuent de répondre aux besoins de vos bénéficiaires.
Les bailleurs recherchent souvent des organisations qui investissent dans le recrutement et le développement de talents locaux, qui donnent la priorité aux personnes du vécu, tant au niveau du personnel que du conseil d’administration, avec des process de données justes et inclusifs, et des solutions centrées autour des bénéficiaires.
Par exemple, Lwala Community Health Alliance, une entreprise kenyane dont la mission est de renforcer les communautés rurales pour favoriser leur bien-être, estime que personne n’est mieux placé pour créer le changement dans sa communauté que les personnes qui y Lwala met à l’échelle un processus qui permet aux comités communautaires locaux d’identifier leurs propres ressources et besoins en matière de soins de santé, en y intégrant des accoucheuses traditionnelles parmi les professionnels de santé plus professionnalisés et en utilisant les données pour mieux répondre aux besoins des communautés et ceux, à tous les niveaux du gouvernement. En veillant à ce que les solutions proviennent des personnes les plus proches des problèmes et en responsabilisant le personnel ayant une expérience de proximité, Lwala crée un processus de développement avec des solutions adaptées au niveau local.
Notes :
1 : Le Center for the Advancement of Social Entrepreneurship (CASE), ou centre pour la promotion de l’entrepreneuriat social, aide les entreprises à acquérir les compétences commerciales nécessaires pour créer des entreprises axées sur les changements sociaux durables. C’est également un centre de financement qui sélectionne et récompense chaque année certaines de ces entreprises.
2 : Sally Osberg et Roger Martin dans “Getting Beyond Better”